10
Vingt minutes environ avant que Byron ne découvre David dans l’arrière-salle de la boutique, il y eut un terrible carambolage sur la Nationale 5, entre le Sierra Gold Pan Truck Stop et Yreka. Le genre d’accident dont personne n’est en mesure d’expliquer l’origine. Un accident imprévisible, voilà tout.
Huit véhicules s’étaient enchevêtrés.
Trois d’entre eux étaient des dix-huit roues dont deux camions citernes. Toutes les remorques s’étaient renversées. Une fois stoppés, ces poids lourds avaient bloqué la Nationale dans les deux sens, et les citernes déversaient leur contenu sur le macadam.
Telles étaient les nouvelles que Travis Cody, l’adjoint du shérif de Yreka, annonça en arrivant au Sierra Gold Pan, à la suite du coup de fil avertissant d’une bagarre dans le parc de stationnement. À peine entré dans le bureau de la boutique, Cody s’empressa de raconter ce carambolage au blessé, un certain Malcolm Osick et à l’une des caissières de la boutique, Bette Fremon.
— Je suis absolument navré, déclara le flic, mais on ne pourra pas vous transporter à l’hôpital avant un sacré bout de temps. Avec tous ces produits chimiques déversés sur la chaussée, il faut que je retourne sur les lieux de l’accident tout de suite. Alors, essayez de vous débrouiller du mieux possible par vos propres moyens jusqu’à ce que je vous envoie une voiture ou que je revienne moi-même.
Osick gémissait sur un lit de camp et Bette, assise à son côté, tamponnait le nez esquinté du blessé avec un morceau de gaze imbibé d’alcool à 90°.
Cody renouvela ses excuses puis, en sortant du bureau, il entra en collision avec Buddy Pritchard qui tanguait l’air hagard et légèrement malade.
— Oh ! hum ! Ouais, ouais ! fit Buddy en passant une main dans ses cheveux couverts de neige. Byron m’a dit que vous seriez ici. Hum… Bon, hum… on a besoin de vous au magasin. Il y a un gars là-bas, David, un pompiste. Il, eh ben… Il saigne salement. C’est grave. J’ignore ce qui s’est passé, mais c’est… sanglant. Un véritable robinet. Je crois qu’il est gravement blessé.
Cody leva les yeux au ciel et poussa un soupir en hochant la tête. Puis il suggéra à Bette de demander par haut-parleur s’il n’y avait pas un médecin ou un infirmier dans le restaurant.
— Mais où étais-tu donc passé ? demanda Adelle d’une voix énervée, alors que son fils regagnait leur table.
Jon se glissa à côté de Dara. Alors, Doug le vit se figer, les yeux rivés sur l’espace qui le séparait d’Adelle, juste au-dessus de la tête de Cece. Il resta ainsi immobile, le regard fixe, le derrière à moitié soulevé de la banquette, puis se laissa choir en clignant des paupières, le visage soudain couleur de cendre, comme s’il avait aperçu des extraterrestres atterrissant dans le parc de stationnement.
— Je… j’suis juste allé jouer à un jeu vidéo… C’est tout.
Il baissa le nez vers son assiette et regarda son cheeseburger d’un air dégoûté.
— Ça va être froid, observa Adelle d’un ton radouci. Allez, mange, mon chéri.
La mère venait de clore sa conversation téléphonique avec sa sœur. Doug voyait presque la tension se dégager de son corps comme un nuage de vapeur.
Jon coupa un morceau de son cheeseburger et prit une bouchée en hésitant, comme s’il avait douté de ce qui se trouvait entre les deux petits pains aux grains de sésame. Tout en mastiquant, il leva à nouveau les yeux au-dessus de la tête de Cece.
Doug jeta un coup d’œil par-dessus son épaule le plus discrètement possible. Il n’aperçut rien d’insolite, rien qui ne justifie la lueur inquiète qui flottait dans les prunelles de Jon. Il n’y avait que la salle bondée et, installés à la table derrière la leur, les deux individus sales et bruyants qu’il avait croisés un peu plus tôt. Le plus affreux faisait face à Doug, mais l’un et l’autre se goinfraient bruyamment, le nez dans leur assiette.
— Jon, ça va ? s’enquit Doug.
Jon sursauta, comme surpris en flagrant délit.
— Ouais, ouais, ça va.
Il porta son regard vers la fenêtre et lorgna entre les lamelles du store. Puis, tandis qu’il mangeait, son regard ne cessa de faire la navette entre la fenêtre et un point situé derrière Doug, comme si quelque chose retenait son attention.
Doug conclut que cette attitude insolite était à mettre sur le compte de l’accident. Ce qui s’était passé, ce qui aurait pu se passer écrasait soudain le môme. Doug, lui aussi, avait ressenti le choc bien après. Lorsqu’il avait feuilleté les pages jaunes de l’annuaire, devant une cabine téléphonique, à la recherche d’un service de dépannage ouvert toute la nuit, il avait réalisé tout à coup qu’ils venaient d’avoir un accident de voiture. Il avait compris alors qu’ils auraient pu être tous gravement blessés, voire même tués… Tous. À cette idée, ses cheveux s’étaient dressés sur sa tête.
Après deux coups de fil, Doug devait admettre aussi qu’il ne trouverait aucune dépanneuse avant le lendemain matin. Ils allaient être coincés au Gold Pan toute la nuit. À vrai dire, personne n’irait plus nulle part. Les routes fermaient, les lumières du Gold Pan tremblotaient et la neige tombait de plus en plus drue. Le chasse-neige ne servait plus à rien, et le parc de stationnement était peu à peu enseveli sous une épaisse nappe blanche. Doug avait donc reposé le combiné en poussant un long soupir de lassitude. Il espéra que la mère d’Adelle tiendrait le coup jusqu’à leur arrivée… Et Dieu savait quand ils arriveraient.
Ils mangèrent tous en silence pendant un certain temps. Les filles étaient entièrement accaparées par leur plat. Adelle mangeait lentement, l’air songeur. Quant à Jon, il continuait son mystérieux manège. Cela devenait si agaçant que Doug jeta encore plusieurs fois un coup d’œil furtif derrière lui, s’attendant à découvrir quelque chose d’anormal.
— Jon, mais que regardes-tu donc ? finit-il par demander.
— Qu’est-ce que j’regarde ? Rien. Rien. J’regarde rien, s’empressa-t-il de répondre dans un souffle, d’une voix tremblante de culpabilité.
Il voulut ajouter quelque chose quand une timide voix féminine annonça par haut-parleur :
— Votre attention, s’il vous plaît ! Votre attention ! Nous sommes navrés de vous importuner mais… si jamais il y a un médecin ou un infirmier dans la salle, cette personne pourrait-elle se présenter à la caisse ? Nous avons deux blessés qui nécessitent des soins.
Adelle poussa un soupir et reposa sa fourchette en regardant Doug.
— Voyons, ma douce, tu es fatiguée, observa-t-il. Laisse quelqu’un d’autre…
— On pourrait être à la place de ces malheureux, tu sais, répondit-elle posément. On a eu de la veine, ce soir. (Elle promena son regard à la ronde pour voir si un client se levait. Un homme d’âge mûr, petit et élégant, quitta sa table et se dirigea vers l’entrée de la salle en tapotant ses lèvres avec une serviette en papier.)
Caressant le genou de Cece, elle ajouta :
— Veux-tu que je vienne aussi ? demanda Doug.
Elle sourit d’un air las et fit signe que non.
— Je ne pense pas qu’ils aient besoin d’une radiographie.
— Ce n’est sans doute rien de grave, fit Doug en se glissant de nouveau sur la banquette. Sans doute juste…
Il se tut abruptement. Jon avait reposé son cheeseburger. Une feuille de laitue pendait à ses lèvres et son visage était devenu blanc comme un linge. Bouche grande ouverte, il regardait sa mère.
— Mais Jon, qu’as-tu ?
— A ton… ton avis, c’est quoi, ces gens blessés ?
— Rien, certainement, répondit Doug. Tu te souviens de ce monsieur qu’on a vu quand on est arrivés ici ? Celui qui saignait ? C’est probablement lui. Il y a eu certainement une bagarre, voilà tout.
Adelle s’éloigna, puis revint sur ses pas et se pencha au-dessus de Doug.
— J’ai besoin de mon manteau… L’un des blessés est dehors.
Comme elle s’éloignait de nouveau, Jon s’essuya vite la bouche et se leva.
— Mais où vas-tu ? demanda Doug.
— Avec elle.
— Non, tu ne devrais pas…
Jon avait déjà filé.
— Quel grossier petit personnage ! fit Dara d’un air méprisant. Le sang, ça l’excite.
— Ma foi, les filles, s’exclama Doug, il ne reste plus que nous.
Il planta sa fourchette dans ses spaghettis, la fit tourner. Mais il perçut des chuchotis anxieux provenant de la table derrière lui. Il ralentit un peu son mouvement et pencha la tête de côté pour tenter de saisir la conversation.
— A ton avis, c’est quoi c’te merde ? Qu’est-ce qu’est arrivé ? hein ?
— Ça peut être n’importe quoi, bon Dieu ! Une attaque cardiaque… un-un-un… j’en sais rien, moi, un môme qui saigne du nez !
— Moi, je m’en tape, mais remue ton gros cul et va voir ce qui se passe.
Un ustensile heurta brutalement une assiette.
— Et pourquoi je m’occuperai de c’te merde ? J’trimbale déjà cette salope de Reine !
— Et alors ? Tu crois que c’est un privilège ? Tu trimbales cette foutue salope parce que j’veux pas m’en approcher, c’est tout. Allez, décampe, bordel ! (Il y eut un cliquetis de clefs.) Et prends ça. Ramène-moi mes cigares.
Doug sentit le dossier de la banquette bouger, au moment où le type assis juste dans son dos se levait.
Ces deux individus étaient vraiment bizarres. Au-delà de leur crasse et de leurs manières grossières, ils dégageaient quelque chose de parfaitement répugnant. Doug secoua la tête avec violence comme s’il avait chassé une mouche, et se remit à manger ses spaghettis.
Tandis qu’il suivait à une certaine distance le petit groupe à travers le magasin, Jon entendit l’homme de petite taille se présenter comme le Dr. Phillips Kane. La mère de Jon trottinait à toute allure à côté du médecin. La caissière et l’un des mécaniciens ouvraient la marche. Ils longèrent l’étroit corridor situé au fond du magasin et s’engouffrèrent par une porte. Jon ralentit le pas. Il voulait passer inaperçu et s’approcha sur la pointe des pieds.
Tous les quatre, ainsi qu’un officier de police et l’homme de peine du restaurant, étaient penchés au-dessus du corps allongé sur un lit de camp. Les jambes, nues, étaient rouges de sang.
— Seigneur Dieu ! s’exclama le médecin d’un ton brusque. Cet homme-là a perdu énormément de sang.
— Ben ouais, ça saute aux yeux, murmura l’adjoint du shérif.
— Non, fit Kane. Plus que ça. Plus de sang qu’il y en a ici, je veux dire. A-t-il reçu un coup de couteau ? L’a-t-on transporté ici ? Était-il…
— Quelqu’un l’a mordu, annonça le Noir.
— Mordu ? Vous plaisantez ? (Puis, s’adressant au blessé, le toubib poursuivit :) Monsieur ! Je suis médecin. Pourriez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ? Monsieur ?
Le blessé continuait à gémir.
Après avoir observé cette scène pendant plusieurs minutes, Jon rebroussa chemin et sortit dans la nuit glaciale. Il contourna au petit trot l’angle du bâtiment principal, puis s’appuya contre le mur. Ce n’était pas seulement le froid qui le faisait grelotter.
Il savait pourquoi l’hémorragie du blessé était anormale, mais personne ne l’aurait cru s’il l’avait expliqué. Personne, excepté son papa…
Assise sur la même caisse dans la cave, genoux repliés contre la poitrine, elle souriait dans le noir. Elle s’appelait Amy.
Tout se déroulait beaucoup mieux qu’elle ne l’avait espéré.
Plusieurs mois auparavant, elle avait décidé qu’il était grand temps de se faire la malle. Le hic, c’était comment. Seule ? Impossible. Il lui fallait quelqu’un pour veiller sur elle, le jour, quelqu’un pour la protéger pendant son sommeil. En outre, elle voulait quelqu’un… de gentil. Pas cet hideux tas de lard qui conduisait le camion. Il sentait mauvais. Ce n’était pas seulement son odeur corporelle qui était épouvantable mais ces relents de maladie et de putréfaction que dégageait sa graisse. Mais il y avait plus atroce encore, l’espèce de créature qui voyageait dans le deuxième camion et qui avait décrété qu’elle était sa « maîtresse ». Ce monstre avait fait d’Amy ce qu’elle était devenue. Depuis ce jour-là, la créature proclamait que son âme lui appartenait. Les autres la redoutaient, n’osaient même pas songer à lui échapper. Mais elle, oui. Amy n’était pas comme les autres, et elle ne le serait jamais.
Bien avant qu’elle ait été saignée, Amy avait toujours fui comme la peste les gens qui cherchaient à la dominer. Elle s’était enfuie de chez ses parents à treize ans. Des gens froids et riches. Les affaires de son père et la vie mondaine de sa mère ne leur avaient guère laissé le temps de s’occuper d’elle. Amy était restée une étrangère à leurs yeux, malgré tous ses efforts pour éveiller leur attention et leur tendresse. Mais leur pognon, leurs biens, et leurs relations passaient toujours avant elle. Toute petite déjà, Amy redoutait de devenir comme ses parents, et rien ne l’effrayait davantage. Finalement, elle avait décidé d’abandonner cet univers de luxe que sa famille lui avait offert. Elle avait préféré partir pour ne pas contracter cette espèce de maladie de l’âme qui les avait rendus insipides et dénués de la moindre étincelle de vie. Même encore aujourd’hui, elle se répétait souvent qu’il ne fallait surtout pas qu’elle ressemble à ses vieux.
Amy avait également plaqué un amant abusif qui avait menacé de la tuer, si jamais elle faisait mine de le laisser tomber. Et elle avait échappé à la justice quand on l’avait épinglée à l’âge de quinze ans pour prostitution.
À présent, elle avait l’impression de fuir ce monstre qui résidait en permanence dans les ténèbres froides de ce semi-remorque. Elle ne l’avait vu que deux ou trois fois, mais c’était encore trop. Bien sûr qu’elle ne pouvait plus changer ce que cette créature lui avait fait, ni ce qu’elle était devenue, mais Amy était déterminée à ne jamais ressembler à ce monstre épouvantable. Était-ce parce qu’elle vivait depuis des siècles, voire même des millénaires que cette créature avait cessé de ressembler à l’être humain qu’elle avait été jadis… Si jamais elle avait été un être humain. En tout cas, si elle, Amy, était désormais condamnée à vivre aussi longtemps, elle ne lui ressemblerait pas. Elle avait évité de devenir un automate ambulant, comme ses vieux. Elle éviterait de devenir comme ce monstre qui ne sortait jamais de son antre obscur.
Certes, la Reine exerçait une forte emprise sur elle. L’étau psychologique dans lequel elle la maintenait serait très difficile à rompre. Sa présence, invisible, était toujours à ses côtés. Pas un instant, elle ne se sentait seule. Néanmoins, elle était certaine qu’elle pourrait échapper un jour à son pouvoir. Prendre de la distance, c’était son but ultime.
Et Kevin allait l’aider à atteindre cet objectif.
— Pas moi, chuchota-t-elle pour elle-même, comme il lui arrivait souvent de le faire, yeux clos, dans une sorte de prière. Pas moi. Jamais je ne deviendrai comme ça. Pas moi…
Mais tout à coup, elle ouvrit les yeux et fixa les ténèbres, cherchant à réprimer ses frissons.
Elle sentit la présence de la Reine dans la cave. Comme toujours, lorsqu’elle formulait à voix haute sa détermination à vouloir prendre son indépendance, Amy sentait le monstre froid qui riait aux éclats.